At-Tafsîr fi-l-’Asr-l-Hâdith

Le monde arabe s’est brusquement rendu compte des réalités, à commencer par son retard historique, ses déficiences intellectuelles et techniques. Il s’est rendu aussi compte et avec inquiétude des menaces qui pesaient sur son indépendance et ses valeurs culturelles.

L’expansionnisme colonial français et anglais, en Afrique, et en Orient devait accentuer ses alarmes. Il se vit dans la nécessité de faire face aux dangers qu’il courait, de créer de toute urgence les moyens de sa culture, à commencer, par l’imprimerie, de réorganiser ses méthodes et ses programmes d’enseignement, de créer une presse d’information. Il lui fallait se mettre à l’école de l’Europe, s’initier à la science positive, à la philosophie et aux techniques modernes pour se mettre au niveau de la civilisation. Cette dure initiation connue dans les annales de l’Islam contemporain sous le nom de Nahda (levée, essor) se manifesta dès le début du XIII/XIXe dans tous les secteurs de la vie : secteur politique avec Muhammad Ali en Égypte, Midhat Pacha en Syrie ; secteur linguistique avec le Libanais Al Bustânî et Al Yâziji ; secteur littéraire avec Muway – lihî, AI Bârûdi, Hâfidh Ibrâhim ; secteur religieux avec des réformistes ardents comme Jamâl-d-Dîn AI `Afghânî. (m. 1315/1877) et son disciple Muhammad ’Abdu (m. 1323/1905) ; secteur social, avec Qâsim ’Amin (m. 1326/1908), apôtre de l’émancipation de la femme musulmane.

La propagande anti-musulmane prétendit, l’orientalisme aidant, que l’Islam, en tant que religion, était à l’origine de la décadence des pays musulmans. Les colonialistes dénoncèrent le Coran comme une cause du fatalisme, du refus de progresser, de l’inaptitude scientifique et du sous développement intellectuel dans lesquels se complaisaient ses adeptes. Le Prophète de l’Islam fut diffamé, injurié et présenté comme un imposteur.

C’était un comble, une insigne mauvaise foi, car l’Islam a toujours recommandé la science (Coran, S. XXXIX, 9, etc.) et prêché le progrès (S XIII, 2). Ces insultes gratuites devaient toucher les Musulmans au plus profond d’eux-mêmes. Et c’est sous l’étendard de l’Islam que les peuples musulmans se dressèrent pour arracher, les armes à la main, leur indépendance. Le Coran dit bien qu’en tout mal il y a un peu de bien (S II, 216 ; IV, 19 ; etc.) et un poète français, Musset (mort en 1857), dans un ordre d’idées différent : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur » (Nuit de Mai).

Cette propagande injurieuse fut en effet pour toute la communauté islamique une grande douleur. Elle indigna, exaspéra les Musulmans sans distinction de race et déclencha une réaction d’un bout à l’autre du monde musulman ; réaction qui se traduisit par des polémiques acerbes. Des auteurs comme ’Abd-r-Rabmân Al Kawâkibî (1320/1902) soutint dans son Tabâ’i-l-Istibdâd que l’Islâm était une religion non seulement ouverte en tout temps et en tout pays à toutes les femmes, à tous les hommes, mais qu’il était encore compatible avec toutes les sciences. La même défense de l’Islâm fut reprise par Muhammad ’Abdu dans sa polémique, à Paris, avec Gabriel Hanotaux, et par Al ’Afghani dans sa « Réfutation des matérialistes ».

C’est dans ce contexte de menaces, d’auto-défense, de controverses que l’exégèse resurgit, non plus pour soutenir ou combattre telle ou telle thèse exégétique, mais pour assurer la « Défense et l’Illustration » du Coran.

La liberté la plus complète est reconnue à l’opinion personnelle sans pour autant renoncer aux données de la Tradition. Avec comme postulat le libre examen, l’exégèse moderne élargit en le précisant son champ exploratoire et tient pour négligeables les différences de fond et de forme qui séparaient les anciens commentateurs. D’où une tendance à l’unification impliquant le rejet des miracles, des légendes bibliques (Al’Isrâ’iliyyât) et la volonté de trouver dans les sciences positives, en particulier en astronomie, en géologie et en biologie la confirmation des versets coraniques sur l’origine de l’univers et son expansion, l’origine de la vie, l’évolutionnisme, la gravitation universelle, la théorie de la symétrie, etc.

Y sont exposées et discutées, des questions de philosophie classique comme l’espace, le temps, la matière ; la liberté, le mouvement, l’énergie, l’intuition, la raison, la valeur de la connaissance humaine.

C’est ce qu’on peut noter comme élargissement, approfondissement et tendance dans les principaux ouvrages publiés depuis le début du XIIIe siècle de l’Hégire gui correspond au début de la 2e moitié du XIXe siècle, ap. J.-C.

Durant l’étape précédente, l’exégèse coranique offre l’image d’une diversification outrancière. Dans l’exégèse moderne, et à cause de là critique européenne et de ses insultes, on relève aussi le souci des commentateurs de faire un front commun contre les colonialistes et les détracteurs de la communauté et de la spiritualité islamiques.

La culture européenne est dénoncée comme athée, amorale, dissociante pour la famille et la société. Accusation reprise politiquement par les « Frères musulmans » en 1927 et soutenue actuellement par le mouvement khumayniste et les intégristes.

Les commentateurs de l’Écriture sacrée minimisent les divergences d’École, présentent les différences qui séparent la Sunna , de la Shî’a et du kharijisme, et inversement ils les tiennent pour des différences plus extérieures et apparentes que réelles et profondes.

On se plaît à souligner que les similitudes sont en fait des identités et qu’à l’analyse leur unité dogmatique est profonde, et c’est l’essentiel. La secte shi’ite zaydiyya par exemple, est tenue pour sunnite, entre le kharijisme et le mu’tazilisme les oppositions doctrinales sont considérées comme de simples nuances.

Ainsi la-critique européenne, duels que soient on origine et son but, quel que soit le degré de son objectivité et quelle que soit sa valeur scientifique, a eu comme conséquence inattendue une tendance à l’unification de l’exégèse coranique. On ne doit plus l’envisager sous l’angle de ses ramifications, mais suivant son évolution chronologique, en raison même de la similitude de ses méthodes, de ses références et de ses perspectives.

On peut retenir parmi ces commentaires fragmentaires ou complets :

  • Al Askandar’i (début du XIIIe 2e moitié du XIXe siècle.) Égyptien sunnite Kashf-l-’Anwârl-Qur’aniyya
  • ’Abdallâh-Fikr Pacha (m. 1315/1898) ; Turc sunnite : Risâla
  • ’Abd-r-Rabmân-l-Kawâkibî (m. 1318/1902), Syrien sunnite : Tabâ’-l-Istibdad, partiel, tafsîr indirect : le Coran contient la plupart des découvertes modernes
  • Al ’Alûsi Mahmûd (m. 1270/1854), Iranien sunnite : Ruh-l-Ma’ani, Tafsîr complet. Ancien mufti de Baghdâd. Il présenta, en 1851, son Tafsîr au Sultan ’Abd-ul-Hâmîd. C’est une transition entre l’exégèse traditionnelle et l’exégèse moderne. Favorable au soufisme, anti-mu’tazilite, l’auteur consacre de longs développements à la langue, à la grammaire, à l’histoire, à la philosophie. Très prudent dans l’utilisation du Hadîth, il commente le Coran verset par verset. Chaque commentaire reçoit un développement analogue à une Fatwa, c’est-à-dire une réponse à une consultation juridique. II met à contribution le Tafsîr allégorique (Tafsîr ishâri, bâtin) les sciences positives, (astronomie et sciences naturelles), défend âprement la Sunna , rejette les légendes bibliques, fait peu cas des lectures (qirâ’ât). Il se réfère souvent à la poésie ancienne, use de son opinion personnelle et des circonstances de la Révélation (édité au Caire plusieurs fois et à Beyrouth, 30 vol.).

1) At-Tantâwî-l-Jawharî (1358/1940) Égyptien sunnite

Son « jawâhir fî-Tafsîr-l-Qur’ân » est une véritable encyclopédie. (Éd. du Caire 1341/1922, 20 vol.) Il consacre de longs développements à la transcendance du Coran, à la conformité de son enseignement à la science moderne. Il utilise comme références les légendes bibliques, la « République » de PIaton, l’Évangile de Barnabé, les ’Ikhwan-s-Safâ. D’où son accueil mitigé (il est interdit par les Wahabites). On compte parmi ses disciples Muh. Farîd Wajdi, auteur de la célèbre encyclopédie du XIV/XXe siècle. (Dâ’irat-l-Ma’àrif (né en 1292).

2) Jamâl-d-Dîn al Afghâni (m. 1314/1897), Afghânî sunnite

C’est un ardent défenseur de l’Islam. II n’a pas laissé à proprement parler de Tafsîr, mais sa « Réfutation des matérialistes » (Ar-radd’alâ dahriyyîn) rédigée en persan en tient lieu. Il s’appuie sur la raison et le Coran, et l’explication qu’il en donne constitue une exégèse fragmentaire. (Trad. en arabe ; l’édition de Beyrouth date de 1303/1886). Son enseignement fut surtout oral. Il forma de nombreux disciples dont les plus illustres furent Muhammad ’Abdu et Qâsim ’Amîn.

3) Cheikh Muhammad ’Abdu (m. 1323/1905), Égyptien sunnite

Ancien mufti du Caire. Réformiste ardent, son commentaire fragmentaire est précédé d’une « Risâlat-t-Tawhid » où il expose la doctrine islamique, affirmant comme son maître Al ’Afghâni, que l’Islam est favorable à la science positive et est valable pour tous les siècles et tous les peuples. Son commentaire du Hizb ’Ammâ (S LXXXIII à S. CXIV) s’ajoute à celui des Sourates (S. IV, 78-79 ; S. III, 12). II explique le Coran à la lumière de la raison. Sa préoccupation de la rénovation de la doctrine islamique, l’amène à accorder beaucoup d’importance aux versets à caractère social (`Ilâj-l-’Amrâd-l-Ijtimâ’iyya) (Traitement des maladies sociales) et aux arts figuratifs. À signaler le développement qu’il a consacré à la sourate de l’ »Époque » -(CIII) à Alger. Style clair et agréable. Son Tafsîr qui sera complété par son disciple Muhammed Rachid Ridâ (Tafsîr-l-Qur’ân-l-Karim), Le Caire, 1 vol., plusieurs fois réédité. Il rejette la magie, les légendes bibliques, les Hadiths douteux.

4) Hasunama Zayn-l-Abidin (1326/1909)

Al Qur’ân-l-Majîd. Traduction commentée du Coran. Commentaire shi’ite conciliant.

5) ’Itfayyash Mubammad b. Yûsuf (m. 1332/1914)

Algérien khârijite du M’zab, auteur d’un épais Tafsîr ’ibadite (Tafsîr-t-Tafsîr).

Savant d’une grande culture islamique. Peu informé de la culture européenne. Fait de larges emprunts à Al Baydâwî (sunnite) et à Zamakhshari (mu`tazilite), aux expéditions militaires du Prophète.

Contrairement aux autres commentateurs modernes, il fait preuve de beaucoup de parti pris -contre les Sunnites, en faveur de son École (Mazhab). II rejette le soufisme et le shi’isme ; reprend les thèses khârijites traditionnelles : pas de rémission à son point de vue de péchés pour les grands transgresseurs impénitents ; vanité de la foi sans actes appropriés. Pas de vision de Dieu dans la vie future. Cependant il cite abusivement les légendes bibliques et fait état sans les discuter des lectures (qirâ’ât) : Hostile aux innovations. (bida’). Son commentaire est plutôt littéral avec indication des sourates mekkoises et médinoises et le nombre de leurs versets.

6) Jawàd Muhammad-n-Nasafi (m. 1352/1934), Iranien shi’ite

Son Tafsîr ’Alâ-r-Rahmân : Imamite très modéré, dépouillé de polémiqués d’École.

7) Mubammad Rashid Ridâ (m. 1354/ 1935) libanais sunnite

Tafsîr-l-Qur’ân-l’-Karim. Le plus illustre des disciples du Cheikh ’Abdu. Fondateur de la revue AI Manâr. Réformiste comme son maître, partisan du progrès. Son Tafsîr est plus connu sous le titre de « Tafsîr-l-Manâr ». Il rejette les miracles, les légendes bibliques ; critiqué autant le mu’tazilisme que le Kalâm. C’est un excellent commentaire malheureusement inachevé (S. I, S. XII).

Il se montré un aident apologiste de l’Islâm et un polémiste doublé d’un nationaliste intraitable anti-anglais.

8) Al Marâghi Muhammad Mustafa (m. 1365/1945) Égyptien sunnite, disciple du Cheikh ’Abdu

Rénovateur de la culture islamique et réformiste enthousiaste, condamne le conformisme (taqlîd), entend purger l’Islâm des superstitions, exhorter les détenteurs du pouvoir, en s’appuyant sur l’exégèse classique, à promouvoir un progrès moral, social, à lutter contre la décadence de la communauté islamique. Il s efforce de concilier le Coran et la science positive, et s’insurge contre l’errance philosophique avec ses illusions et ses interprétations. On notera son excellent commentaire sur l’étoile Sirius (Shi’râ, S. LIIl, 49).

9) Hâjj Alimad Bâr Dam As-Sinighâlî : Diyâ ’An-Nîranî. 3 vol

Le Caire 1386/1976. Commentaire sunnite mâlikite, précédé d’une brève note sur l’évolution de l’exégèse et mettant à contribution les sources soufies.

10) Qutb Sayyed : fi Dhilâl-l-Qur’ân, 6 vol., Baghdâd 1398/1978.

Un des meilleurs commentaires de ces dernières années. Un peu prolixe, en raison de ses développements historiques et traditionnistes. Souvent, ce qui est un strict commentaire devient une dissertation diffuse de théologie rationalisante.

Par ailleurs, nous n’avons pas fait état dans ce qui précède de commentaire soufi pour la simple raison qu’il n’y en a aucun qui soit digne d’être mentionné. L’exégèse soufie semble épuisée, vidée peu à peu de sa substance, par un maraboutisme charlatanesque depuis le X/XVIe siècle. La belle doctrine qui avait fondé la foi sur l’ascèse et l’amour, et l’exégèse sur la connaissance intériorisée, semble en son état actuel agonisante. Le poète français Sully Prudhomme (m. 1907) disait bien : « Et la fleur de son amour périt ».

D’autres commentaires complets ou partiels, d’autres monographies consacrées à telle ou telle sourate, des glossaires, des dictionnaires de mots rares ont été consacrés au « lever du voile » (Tafsîr) du Coran sous ses multiples aspects, et méritaient d’être mentionnés. Mais il est clair qu’il ne poouvait être question de les citer tous.

Il s’agit ici non d’une bibliographie du Coran, mais des ouvrages originaux ou représentatifs des étapes de son exégèse. Nous pensons que le sommaire que nous venons de donner à cet égard et qui n’a aucune prétention d’être exhaustif, sera utile à ceux qui s’intéressent aux études coraniques. Plaise à Dieu !