Moise (Musa)

Dans l’ordre de la prophétologie, la personne de Moïse soulève un ensemble complexe d’énigmes qui n’ont pas toujours reçu une explication historique sérieuse. Et c’est non seulement l’authenticité du message transmis par l’Interlocuteur de Dieu qui suscite des discussions, mais encore et surtout son existence même.

Moïse est pour tous les monothéistes de la famille spirituelle d’Abraham (Juifs, Chrétiens, Musulmans) un appui si solide de la révélation divine que si l’on faisait abstraction de son existence, tout l’édifice des religions messianiques s’écroulerait irrémédiablement. Or, dans l’état actuel de nos connaissances, il est plus facile de croire à la naissance miraculeuse de Jésus-Christ qu’en l’histoire de Moïse. Ou l’on croit en Dieu, tel qu’Il s’est révélé à l’homme dans la Thora , l’Evangile et le Coran et l’on est tenu de croire à l’existence et à l’apostolat de Moïse, ou l’on doute de l’existence de Moïse et c’est tout le monothéisme judéo-christiano-islamique qui devient une mythologie mal construite. C’est que, comme existence prodigieuse et surchargée d’invraisemblances, c’en est vraiment une.

Si du côté musulman et a fortiori du côté juif, aucune autorité religieuse n’a mis en cause l’existence du grand Prophète, du côté chrétien il n’en a pas toujours été ainsi. L’ancien évêque d’Avranches, l’érudit Huet (m. en 1721) a purement et simplement rejeté l’authenticité de la révélation biblique relative à Moïse, nié son existence historique et ramené ce que la Tradition rapporte à son sujet, au mythe de Bacchus. Plus près de nous, un autre érudit chrétien, le pasteur protestant H. Cazelles a écrit avec une compréhensible perplexité :  » Il y a donc encore une part d’incertitude en toute vie de Moïse que l’on voudrait écrire à l’heure actuelle « .

Les sources historiques concernant un personnage de cette envergure sont quasi inexistantes. Elles sont réduites aux données bibliques ou aux vagues indications d’époque très postérieures à la Thora que l’on trouve dans les Evangiles, les Actes des Apôtres, les Epîtres pauliennes et le Coran.

A quelle époque se place l’apostolat de Moïse ? On l’a situé entre 1725 3 et 1220 av. Jésus-Christ, sous le règne d’un pharaon qui n’est pas identifié d’une manière sûre : Aménophis III ? Aménophis IV ? Ménépath ? De nos jours on n’est pas plus avancé. C’est tout juste si on a ramené les deux dates à 1415 et 1240 av. Jésus-Christ. Ces limites chronologiques montrent à elles seules toute l’obscurité qui entoure sa biographie. Il est déconcertant, en effet, que son passage qui ne pouvait être que fulgurant en raison même des signes divins (miracles) qui se sont manifestés publiquement durant son apostolat et de l’importance historique qu’il a revêtue, n’aient suscité aucun témoignage écrit avant Flavius Josèphe (né en 46 ap. J.-C.). N’est-il pas étonnant que cinq siècles plus tôt, le génial voyageur grec Hérodote, si curieux des choses de l’Egypte, du Proche et du Moyen-Orient n’en ait pas parlé.

On peut même remarquer que plus ces sources sont tardives, plus grande s’avère sa mission et plus fréquente apparaît l’assistance que Dieu lui prodigue. Jérémie fait de lui un simple intercesseur auprès de Dieu. Les autres livres ne mentionnent Moïse que par allusion ou par rapport à la loi. Son nom lui-même demeure aussi bien par son origine que par sa signification d’une décourageante obscurité, comme nous le verrons un peu plus loin, s’il plaît à Dieu.

Si au point de vue historique, on est réduit quant à la date approximative de sa naissance, à des probabilités sujettes à caution, du moins le milieu géographique et le contexte social dans lesquels il a vu le jour ne sont pas tout à fait inconnus.

Parmi les grandes cités de l’Egypte pharaonique, c’est Tanis qui semble le plus en rapport avec la vie de Moïse. Tanîs est le nom grec de cette ancienne ville royale de la Basse-Egypte , résidence des vingt-et-unième et trente-troisième dynasties pharaoniques. Son nom égyptien est Tan devenu en hébreu Zoan et Sân en arabe. Il en est question dans l’Ancien Testament, selon lequel elle aurait été construite sept ans avant la plus vieille cité de Judée, Hebron. Isaïe lui accorde la même importance que Memphis. Ezéchiel annonce l’invasion de l’Egypte par les armées de Nabuchodonosor et l’incendie de Tanis. Pendant cinq siècles elle servit de capitale aux Hyksos et c’est durant le règne de ces nomades que se place l’arrivée de Joseph en Egypte (milieu du XVIIIe s. av. J.-C. ?) qui doit à l’un de leurs souverains, Apapi II, son élévation au rang de premier ministre et l’autorisation de faire venir les siens en terre de Gessen. Elle eut encore plus d’éclat, sous les souverains de la XIXe dynastie (vers 1400 ?), dans le cadre général de l’essor que l’Egypte connut sous des pharaons prestigieux comme Seti 1er, Ramsès II – le persécuteur des juifs- , et Meneptah, son successeur. C’est sans doute à celui-ci que se rapporte le récit de l’Exode (Shemot).

Un papyrus de la même époque révèle les beautés de cette cité et la douceur d’y vivre ; témoignage confirmé par le voyageur grec Strabon (m. 24 ap. J-C). Il y avait, comme en beaucoup de villes et villages égyptiens, une forte implantation juive. Une inscription sous un personnage hirsute du grand temple de Karnak découverte par Champollion Jeune a été ainsi transcrite par ce savant  » Yahuta melek » (roi des Juifs). Il s’agirait sans doute du roi Roboam, devant son vainqueur le pharaon Shashank ou Sesac, premier monarque de la XXIIe dynastie.

Une autre inscription découverte dans le même temple par William Groff, donne une longue liste de prisonniers parmi lesquels on peut noter deux Juifs, Jacob El, Joseph El, pris évidemment au cours d’une bataille. Ces faits auxquels s’ajoutent d’autres témoignages prouvent que les relations entre les Juifs et les Egyptiens étaient chroniquement mauvaises et leur inimitié profonde. Si l’Egypte doit une impulsion non négligeable de ses activités artisanales et commerciales à la présence des Juifs, sa paix intérieure et extérieure était par contre menacée par eux.

le thème de la mise à mort des nouveau-nés juifs est fréquent dans les annales de l’antique Israël, pour qu’il soit retenu comme un fait historique indubitable. Il s’est déjà produit avec Nemrod avant Meneptah.

Toute l’histoire antique d’Israël est à refaire pour extraire la  » substantifique moelle » de la trame des légendes, des mythes, des accusations infondées et des slogans religieux. De nombreux faits notés par des historiens montrent bien que les persécutions entreprises contre les Juifs en Egypte avant et après Moïse étaient des réactions populaires, avalisées par le pouvoir, contre les abus d’une minorité opulente, turbulente, résolue à dominer toute communauté au milieu de laquelle elle vit, irrespectueuse de ses traditions religieuses autant que de ses normes juridiques. Il serait absurde de croire que les persécutions dont les Juifs furent l’objet en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte étaient motivées uniquement par l’interprétation d’un mauvais rêve.

En 162 av. J-C, sous Cléopâtre et Ptolémée, le fils d’un grand pontife juif, Onias, obtint l’autorisation d’ériger un temple sur le modèle de celui de Jérusalem, mais moins grand, à Onia, cité habitée presque exclusivement par les Israélites et surnommée de ce fait  » vicus judaeorum » (le village des Juifs). Elle était réputée pour le désordre qui y régnait et l’insolence de ses habitants. Deux siècles plus tard les mêmes faits sont signalés également comme un mal social chronique en d’autres cités égyptiennes. C’est ainsi qu’en 343 ap. J-C le préfet Lupas d’Alexandrie se plaignait non sans amertume à l’empereur Vespasien contre les Juifs d’Onia, qui se moquaient de son autorité et provoquaient des troubles dans son district. Il lui demanda en même temps l’autorisation de sévir contre leur insolence et leur insubordination. Cette demande préalable était une précaution que prenaient en général les préfets se trouvant dans la même situation, à la fois pour éviter de s’exposer à des blâmes consécutifs à toute sédition éventuelle et aussi pour prévenir les interventions des gros bourgeois juifs de Rome ou des délégations que les Juifs envoyaient habituellement à la capitale surchargées de magnifiques cadeaux et d’argent chaque fois qu’ils étaient en difficulté avec le pouvoir local. Irrité, Vespasien ordonna la destruction du temple d’Onia.

D’où la question : les persécutions subies par les Juifs en Egypte s’expliquent-elles par des mobiles uniquement raciaux et religieux, comme la Bible l’affirme ? L’Exode a-t-il eu pour cause essentielle l’interprétation d’un songe présageant la destruction d’un empire colossal, par un enfant juif… qui n’était pas encore né ?!?

Les pharaons, si l’on en juge par leur civilisation et leur littérature, n’étaient ni déments, ni incultes pour ordonner des mesures discriminatoires aussi insensées. Le récit de la Bible relatif à l’Exode paraît plutôt une suite de niaiseries fabriquées par des fabulistes ignorants ou sans scrupules, pleins de ressentiments et qui avaient pour le merveilleux et les miracles une morbide prédilection.

Les historiens et les théologiens qui se sont penchés sur le problème de Moïse, supposent que c’est à Tanis qu’il serait né, à une date indéterminée. Sur cette hypothèse, tous les chercheurs sont à peu près d’accord. C’est à Tanis qu’il serait né, qu’il aurait passé sa prime jeunesse et c’est dans les champs qui s’étendent à l’extérieur de cette ancienne capitale que ses prodiges se seraient produits.

Mais avant que ne soit abordé le fond d’un problème aussi épineux et aussi délicat à traiter pour un Musulman convaincu, c’est-à-dire croyant sincère, mais épris avant tout de vérité, une autre difficulté doit être aplanie ou déclarée impossible à aplanir le nom de l’illustre Prophète.

D’où vient-il et quel est le sens de Moïse. La question de l’attribution des noms, des prénoms et des sobriquets chez les Sémites a été fort bien étudiée et résolue par les savants des trois derniers siècles et il n’y a pas lieu d’y revenir. Mais à notre connaissance, cet appellatif comme prénom, patronyme ou surnom est inconnu avant lui chez les Hébreux. On nous dit que Moïse (en hébreu Musheh) dérive d’une vieille racine sémitique ’asa, ’asha qui au participe passif donne mûshâ, mûsâ qui existe en arabe, en effet, avec le sens complexe de consolé, modèle, guéri.

On nous dit aussi qu’il s’agit d’un nom composé copte dans lequel  » mo  » signifie eau et  » yas « ,  » yès  » préservé. Cette explication  » le sauvé des eaux  » qui remonte à F. Josèphe ne paraît guère plus plausible que la première. De tels rapprochements phonétiques ou sémantiques  » tirés par les cheveux  » semblent cacher une réalité plus complexe. Qu’on rapproche ce terme d’une racine hébraïque comme nom ou surnom, et l’on se rend vite compte, pour peu qu’on soit de bonne foi, de tout ce qu’il y a d’artificiel dans un tel tâtonnement et d’inconsistant dans les résultats auxquels on parvient, à moins qu’on ne veuille à tout prix donner à ce nom une origine sémitique ou, ce qui serait plus grave scientifiquement parlant, que l’on se contente des  » à peu près « . Je pense, au contraire, et avec beaucoup d’autres que l’étymologie et le sens de Mûshé, Mûshâ sont à chercher ailleurs, dans la langue même que Moïse parlait et que parlait le peuple au milieu duquel il naquit et vécut, le peuple égyptien, à l’époque pharaonique.

L’égyptologie pourrait nous mettre sur une voie moins hasardeuse. A cet égard, une complète révision de nos connaissances encore très insuffisantes des religions pratiquées dans l’antique pays du Nil, un examen plus approfondi des sculptures et des peintures encore fraîches que nous offrent les vestiges de Louxor, notamment les nécropoles de la Vallée des Rois, dont une soixantaine seulement a été mise au jour, surtout la nécropole de Ramsès VI, nous conduiraient à des constatations plus sérieuses que les mythes et les comiques camouflages.

En effet, si l’on médite sur le plan de la sémantique comme sur le plan du symbolisme, une autre source, celle des légendes pharaoniques, on ne peut manquer d’être troublé par certaines similitudes. Parmi ces légendes, il en est une qui mérite d’être examinée de plus près : la légende du bâton enchanté de Tuhtu-mûsa. Le composant final de Tuhtu-mûsâ signifie quel qu’en soit le cas et la forme (Mosis, Musa, Mosheh, Mûtta, etc.) serviteur, adorateur et c’est l’une ou l’autre de ces deux acceptions qui méritent, à notre humble avis, d’être retenue.

Par ailleurs, le bâton enchanté est un thème fréquent dans les anciens cultes. Il symbolise pour les pharaons la suprême grandeur et la puissance mystique du roi élevé au rang d’un représentant des dieux, sinon dieu lui-même. Les pharaons sont représentés dans les temples et dans les nécropoles munis généralement de ce symbole, une canne assez longue avec une décoration adéquate. Dans la nécropole de Ramsès VI, une fresque fort bien conservée représente le dieu Osiris tenant une crosse peinte en jaune et en bleu. Elle représente aussi, avec d’autres fresques, l’immortalité de l’âme, ]a résurrection, le jugement dernier, la balance des actes bons ou mauvais, la fournaise, l’éden, des démons, des animaux mythiques et notamment le porc qui selon les croyances locales d’alors terrifiait les âmes perverses et les conduisait en enfer. Pour cette raison même, comme cela nous a été dit sur place par des indigènes, la viande porcine était prohibée à cette époque et cette coutume est toujours observée, même de nos jours chez beaucoup de Coptes (leurs descendants), comme elle l’est devenue chez les Juifs et les Musulmans par la suite. Ces croyances et ces rites ont existé au moins mille ans avant Abraham et deux mille ans avant Moïse. Comment justifier cette antériorité ? Avant le Judaïsme y a-t-il eu un pré-Judaïsme ?

Si l’archéologie et le folklore nous révèlent le sens qui s’attache à la crosse (sawlajân) enchantée des pharaons il ne faut pas oublier que la Bible tait état d’un bâton mystérieux de Moïse, grâce auquel se produisaient des miracles terrifiants pour le pharaon et son conseil et qui rendait inopérante la science magique des prêtres égyptiens.

Sur un autre plan, mais dans le même ordre d’idées, il ne semble pas déraisonnable de penser à des rapports mythiques entre la crosse pharaonique et celle dévolue encore comme attribut de dignité aux évêques chrétiens, ni de remarquer l’étrange ressemblance de la croix du Christianisme et la clef de l’au-delà de l’ancienne religion égyptienne.

Comment expliquer tant de similitudes dans les symboles, aussi bien que dans la conception de la vie post-mortem, entre des religions pratiquées par des peuples qui ont toujours vécu dans la même aire géographique ?

Rien n’est plus contraire à la théologie bien comprise que la suffisance et les solutions hâtives. Disons tout simplement et en dehors de toute hypothèse que sans être des identités, de telles similitudes sont à tout le moins singulières. Les Juifs, on vient de le signaler, ont longtemps et un peu partout vécu en Egypte pharaonique. Il serait paradoxal qu’ils ne fussent pas influencés dans leurs croyances par la religion de leurs souverains. On sait que les Prophètes d’Israël se sont toujours évertués à dénoncer les coutumes, les mœurs et les croyances païennes.

La religion pharaonique n’est-elle pas visée par de telles dénonciations aussi bien que celles des Cananéens, des Amalécites, etc. ?

De son côté le Coran fait fréquemment allusion, pour les condamner, aux Asâtîr-l-’Awwalîn. On traduit habituellement cette expression (littéralement  » légendes des premiers « ) par  » fables remontant aux Anciens « . Les commentateurs nous en expliquent le sens, mais ne nous précisent pas de quelles fables ni de quels anciens il s’agit. Tout un travail reste à entreprendre dans ce domaine particulier, puisque les légendes, les contes, les proverbes et les apophtegmes n’ont pas de frontières.

Le Coran ne vise-t-il pas des ’asâtîr drainées par les Juifs et faussant la doctrine qu’ils avaient reçue ?

Avant Moïse, le Judaïsme n’apparaît-il pas comme une spiritualisation plus ou moins adroite, une purification rituelle, une idéalisation morale de l’ancienne religion égyptienne ? N’apparaît-il pas à bien des égards, comme une  » monothéisation  » d’un ensemble confus ou du moins mal connu de croyances, de mythes, de rites et de coutumes dont les origines pharaoniques et anté-pharaoniques demeurent une énigme ?

La condamnation d’un polythéisme (qui n’était pas toujours grossier notamment chez les Grecs) dont la stérilité, l’illusion, l’incohérence étaient, certes, patentes d’une part, et d’autre part la proclamation d’une divinité unique et transcendante, furent précisément les deux composantes de la mission surnaturelle de Moïse.

Dans ce double rôle, il acquiert, au regard de l’Islâm – et on y reviendra plus loin, s’il plaît à Dieu – des dimensions autrement plus grandes que celles que la Thora lui a assignées. Son rôle de réformateur, de purificateur et de législateur apparaît plus important que celui d’un vengeur, d’un tueur vindicatif et impulsif dont l’enseignement se contredit parfois.

Selon le messager coranique, il est avant tout le porteur des  » suhûf  » qui devaient servir de préfiguration au Message de Jésus et de Muhammad, de Testament écrit, d’Ecriture révélant ce qui est inaccessible à la raison livrée à elle-même : Dieu dans Son unicité, Sa grandeur, Sa souveraine volonté et Sa clémence envers Sa création, inconnaissable en Son essence, infini, incomparable, imploré par tout ce qui existe.

Moïse est le Prophète de trois religions (Judaïsme, Christianisme, Islâm). Que nous rapportent les Ecritures qui leur servent de base sur celui que toutes les trois tiennent pour l’Interlocuteur de Dieu. Selon la tradition orale et selon les données bibliques, Moïse a réellement existé et s’apparente à la tribu des Lévi, par son père Amram et sa mère Jacobed, ou Jacobel selon Flav. Josèphe. Il avait une soeur, Maryam (Marie) et un frère, Harûn (Aaron) tous deux plus âgés que lui. Il se réfugie en fuyant l’Egypte, à Madyan, cité bien connue, sur l’autre rive de la mer Rouge, où il est accueilli par un personnage sur le nom et le rôle duquel la Thora est en pleine contradiction avec elle-même. Sur le nom de Jéthro, il y a désaccord entre l’Ancien Testament et l’Exégèse islamique. Ibn Jarîr t-Tabari signale dans son Commentaire que le patronyme syriaque de Shu’ayb, beau-père de Moïse selon le Coran est Yethron. Il était, selon les ouvrages de prophétologie islamiques un lévite descendant au sixième degré d’Abraham. Il jouissait d’une certaine notoriété (sacrificateur de Madyan ? chef de tribu ?) et exhortait ses concitoyens à observer fidèlement l’enseignement reçu d’Abraham.

Shu’ayb (ou Yethro) donna en mariage l’une de ses filles (Reuele ? Sephora ?) à Moïse qu’il associa quelque temps à ses affaires en faisant de lui un berger salarié.

Si, sur sa naissance et sa vie privée, la Thora est assez laconique, voire diffuse, elle est en revanche fort prolixe sur ses miracles. On peut même dire que tout le Pentateuque est centré sur ses prodiges et ses lois.

La version coranique concernant Moïse, sans être en opposition avec celle de l’Ancien Testament, en diffère cependant sur un point capital alors que la Thora fait de Moïse l’homme d’un peuple, l’homme d’Israël avec l’histoire duquel son apostolat se confond, l’Islâm le restitue à l’humanité entière. En effet, le Coran et la Tradition font de lui non seulement le missionnaire d’un peuple, mais le messager d’une époque chargé comme d’autres envoyés de Dieu d’éclairer l’humanité et de la ramener à Dieu.

Pour les Juifs et les Chrétiens, Moïse est un protecteur d’Israël, le vengeur de celui-ci et le médiateur entre le peuple juif et Dieu. C’est au fond, à leur point de vue, un missionnaire envoyé au seul peuple qui par une faveur exceptionnelle fût digne d’être guidé. Il est l’homme de « l’alliance « .

Pour l’Islâm, Moïse est un guide ulcéré par le comportement des Juifs et un législateur. Il a reçu une Ecriture. Le Décalogue est un message de paix et d’amour universel, qui concerne toute l’humanité, y compris le peuple juif. La législation qu’il a instaurée abroge les anciennes superstitions et coutumes juives et les anciennes législations orientales. L’Islâm lui restitue sa mission de prophète, nanti du privilège de parler et d’entendre Dieu. Le Coran l’inclut dans la famille spirituelle de Noé, Abraham, Jésus, Muhammad et celui-ci, en parlant de lui disait  » mon frère Moïse « . Sa mission était universelle : proclamer l’unicité de Dieu et mettre en garde les hommes, à commencer par Israël, contre le châtiment de Dieu, alors que dans la Bible cette mission était seulement d’obtenir du pharaon l’autorisation pour les Juifs de quitter l’Egypte. Le Coran (où Moïse est cité trente-six fois) affirme qu’il devait aussi prêcher le pharaon, s’efforcer de le ramener à la doctrine unitaire de Dieu et donc être auprès de lui un témoin monothéiste d’une part, et d’autre part, faire sortir les Juifs de l’Egypte en conflit avec le pouvoir central et sans doute avec le peuple égyptien.

Cette différence de point de vue mise à part, les principales étapes de la vie de Moïse offrent dans les deux textes sacrés beaucoup d’analogies : sa naissance et sa jeunesse dans le faste d’une cour royale, mais païenne ; le meurtre d’un Egyptien et la fuite vers Madyam, milieu arabe de tradition vaguement abrahamique. Son séjour parmi ces nomades dans un cadre où sa pensée religieuse et sa sensibilité trouvèrent des facteurs propices à leur épanouissement ; son retour en Egypte accompagné des siens, etc. Aucune discordance importante n’est à relever à propos de ces événements, ni de ceux qui marquent les péripéties de sa mission jusqu’à sa mort au Mont Nébo en Arabie du Nord. Il n’y a donc pas lieu de les retracer en détail, ni de les comparer. Ce qui les différencie, c’est moins la narration des faits que la signification qui s’y attache, selon l’une et l’autre de ces deux versions aux divers épisodes de la progression spirituelle de l’illustre Prophète.

Néanmoins il apparaît important de mettre en relief le point de vue de l’Islâm à cet égard, compte tenu de l’interprétation littérale, métaphorique ou symbolique donnée par les commentateurs, les auteurs de  » récits des Prophètes « , les philosophes dogmatistes et les soufis de l’Islâm aux faits essentiels qui ont marqué cette prodigieuse mission éclairée par la volonté divine et orientée graduellement vers un but préfixé par Dieu. Il nous semble utile toutefois d’écarter d’ores et déjà, ce qu’il y a d’artificiel et d’abusif, dans le fait de centrer le sens mystique ( ?) des étapes de l’évolution spirituelle de Moïse sur al-Hallâj, comme se plaisent à le faire croire certains amateurs impénitents des similitudes prémonitoires et de l’anagogie puérile que sont certains auteurs contemporains qui ont fort mal digéré leurs acquis en matière islamique.

C’est en apercevant une lueur dans le froid et la nuit que Moïse, en quête de nouvelles pour retrouver sa route et de feu pour se réchauffer avec les siens, abandonne ces derniers et marche dans l’obscurité, les yeux fixés dans sa direction. Arrivé à proximité de cette mystérieuse clarté, il entend une voix, qui dans la Bible lui interdit de s’approcher, alors que cette interdiction ne lui est pas signifiée dans le Coran. Le lieu où il parvient est particulièrement béni c’est la vallée sainte de Tûwâ. La voix mystérieuse se fait entendre et lui ordonne de se déchausser geste extérieur habituel de respect chez les Sémites, mais profond quant à sa signification : il symbolise le renoncement à ce bas-monde assimilé à ce qu’il y a de plus bas dans ce que porte l’homme, de vulgaires sandales dont on se débarrasse aisément.

Les deux points essentiels qui, dans la rencontre de Moïse avec Dieu, ont fixé tout particulièrement l’attention des théologiens et des mystiques de l’Islâm sont : la parole de Dieu et le refus de la vision. Dieu a véritablement parlé à Moïse directement et à haute voix pour lui communiquer une révélation et lui annoncer Sa décision :  » Je suis, en vérité, Moi, Dieu. Nulle divinité en dehors de moi. Adore-moi. Prie pour te souvenir de Moi  » et d’ajouter :  » Je t’ai choisi parmi les hommes pour exécuter une mission et transmettre Mes messages « .

Cette mission, qui, selon le Coran, doit être accomplie auprès de tous les hommes, à commencer par le pharaon et principalement parmi les fils d’Israël, est une invitation de tous les hommes à adorer le même et seul vrai Dieu et à se conformer à Ses lois.

Moïse apparaît ainsi comme un messager chargé de prêcher les hommes et de leur transmettre les lois de Dieu qui se révèle à lui non comme le  » Dieu de ses pères « , mais comme son Seigneur.

Telle est la vocation qui lui est fixée par Dieu. Moïse veut cependant dépasser les limites de cette vocation et parvenir à une connaissance plus directe et plus parfaite du Souverain-Maître  » Seigneur permets que je Te voie « . Mais la demande est imprudente, car nul ne peut soutenir la vision de Dieu, ni espérer acquérir, sans péril, une connaissance inaccessible aux hommes, parce que dépassant leur nature. C’est le sens du refus signifié, sous forme de parabole à Moïse, dans son propre intérêt. Il comprit ainsi que la connaissance absolue et la vision directe de Dieu étaient impossibles, que l’irradiation de Sa seule gloire anéantirait les montagnes, à plus forte raison les hommes plus faibles encore. Malgré sa haute mission, il doit s’incliner devant cette loi immuable : nul ne peut voir Dieu, ni Le connaître d’une manière absolue.

Est-ce que Jésus a parlé à Dieu ? Selon la théologie islamique la réponse est négative. Entre Dieu et lui le Coran fait état d’une interlocution directe ? indirecte ? Il semble que ce fut par l’entremise de l’ange Gabriel surnommé l’Esprit Saint. Connaissait-il Dieu ? Interpellé sur la déité qu’on lui attribuait, Jésus répondit par la négative. Dieu et Jésus étaient-ils une seule personne ? Non, répond le Coran. Jésus n’était ni plus, ni moins qu’Adam dans ses rapports avec Dieu. A-t-il vu Dieu ? Non, répond le Coran, ce n’était qu’un prophète.

Dans le sermon sur la montagne il est question cependant de vision béatifique :  » Bien heureux ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils verront Dieu « . Mais il ne dit pas qu’il a lui-même vu Dieu car il ne s’agit que d’une promesse.

Muhammad sera conduit par l’ange Gabriel jusqu’aux approches immédiats,  » à deux portées d’arc de l’essence impénétrable de Dieu, jusqu’au lotus de la limite « , à « l’horizon supérieur ». Mais le respect de la transcendance et de la sublime immensité de Dieu l’incitent à s’abandonner en toute confiance à Sa volonté et à Sa sagesse absolues. Il ne demande rien ; il se laisse guider. Sa vision de Dieu sera donc toute intérieure.  » Dieu révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla et le cœur ne ment pas [au sujet] de ce qu’il a vu « 

Le problème de la vision de Dieu est en lui-même un problème très complexe et, comme on sait, fort discuté en théologie musulmane. Si les théologiens sunnites ne rejettent pas a priori ou admettent la vision de Dieu par référence à la Tradition , si les soufis la tiennent pour un des points essentiels de leur système, les mu’tazilites par contre, la rejettent catégoriquement. La vue, selon eux, porte essentiellement sur la forme et les couleurs, donc sur des réalités concrètes. Or, Dieu est, par définition immatériel et échappe totalement à la vue, qui est un sens : admettre la vision de Dieu, c’est admettre qu’Il est accessible aux autres sens (odorat, toucher, ouïe, etc.), ce qui serait une hérésie assimilant Dieu à Sa création matérielle. Cependant certains mu’tazilites, comme ’Abu Huzayl, admettent la possibilité de cette vision par le cœur.

Il poursuivit, son voyage vers la capitale égyptienne, après cette exceptionnelle inter-locution où, selon la Thora , il put, accompagné de son frère et assisté de Dieu, se rendre auprès du pharaon pour lui demander l’autorisation pour les Juifs de sortir de l’Egypte.

Ici commence dans la narration biblique l’histoire des dix plaies d’Egypte. Le pharaon fut réduit à laisser les Israélites à quitter ses états avec les vases d’or et d’argent, et les bijoux volés. On donne comme date l’année 430 après Joseph qui les y avait établis. Les Israélites quittent, comme on vient de le dire la terre de Gessen et le Talmud énumère les miracles et les étapes de leur exode vers la Mer Rouge : Socoth ( ?) Etham ( ?) Phihahiroth ( ?). C’est là qu’ils auraient aperçu que le pharaon les poursuivait à la tête de sa puissante armée. Moïse étendit, ajoute le Talmud sa verge vers les eaux de la Mer Rouge qui se séparèrent pour donner libre passage au peuple israélite. Les Egyptiens s’étant imprudemment engagés sur le même chemin, elles se rejoignirent sur eux et les engloutirent. Ce miracle dont nous avons dans ce qui précède, dit ce que nous pensions, est à l’origine du beau Cantique d’actions de grâces dont le Pentateuque fait état.

A compter de cet invraisemblable événement l’histoire de Moïse se confond avec celle des hébreux ; histoire jalonnée de miracles et de disgrâces : transformation d’eau saumâtre en eau potable à Mara ; jaillissement des eaux d’un rocher à Raphidim ; Jethro ramène à Moïse sa femme et ses deux fils et lui prodigue de sages conseils pour l’organisation en tribus du peuple israélite ; promulgation au son du tonnerre de la loi sur le Mont Sinaï ; loi qui fut gravée sur deux tablettes de pierre qu’on plaça dans un tabernacle et plus tard dans le Saint des Saints ; incident du Veau d’or fabriqué avec la coopération d’Aaron ; séjour à titre punitif dans le désert durant quarante ans ; manne et cailles sauvant les Juifs de la famine. Institution d’un grand prêtre et d’un corps sacerdotal recruté dans la tribu de Levi. Malgré les murmures et les séductions, l’exode marqué par des victoires comme celle de Galaad, se poursuit sous la conduite de Moïse à qui Dieu ne permit pas de s’emparer de la  » Terre Promise « , mais seulement de la contempler du Mont Nebo, comme il a été dit plus haut, et c’est là qu’il mourut à l’âge de cent vingt ans.

On lui attribue la composition des cinq premiers livres composant la Thora Pentateuque), avec les interpolations, les remaniements et les anachronismes déjà signalés. Le pentateuque, n’est cité, on le répète ni dans les Psaumes, ni dans Jérémie, ni dans Isaïe, ni dans Salomon. On connaît les cruelles critiques dont il fut l’objet de la part de l’implacable Voltaire dans son  » Dictionnaire philosophique  » et du non moins acerbe Renan dans son  » Histoire d’Israël « .