Dieu le bénisse et le sauve !

On comprendra que dans un traité de théologie de l’Islam, la vie de son Prophète soit étudiée avec plus de détails que les Prophètes dont se réclament les autres religions.

On comprendra aussi que sa noble figure nimbée de lumière, sa haute silhouette d’apôtre de l’humanité tout entière, dans le temps et l’espace, la place privilégiée qu’il occupe – Dieu le bénisse et le sauve -dans le cœur des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes, des riches et des pauvres de sa communauté (’uninia), quelle que soit leur race, en quelque lieu de la terre où ils vivent, ne peuvent être mises en relief qu’en fonction du milieu géographique, historique et culturel où il naquit.

Nous aurons donc, à examiner, dans ce qui va suivre – ’in shâ’a Allah – le milieu qui le vît naître et où il eut à accomplir sa mission. Pour compléter autant que possible le sommaire biographique que nous lui consacrons, il nous paraît utile de faire état des témoignages portés sur lui par quelques grands penseurs européens.

1. Le milieu qui le vit naître

Le Prophète de l’Islâm – Dieu le bénisse et le sauve – est né dans le dernier tiers du VIe siècle après J.-C., à La Mekke , en Arabie. L’aire géographique où il dut lutter pour le triomphe du Message (Coran) dont il était chargé et le moment historique au cours duquel il proclama l’Islâm ne pouvaient, de toute évidence, manquer d’avoir des incidences notables sur sa vie et son apostolat. Assurément le choix divin dont il fut l’objet est sans rapport avec le milieu naturel et humain qui fut le sien. Cependant le Coran et la Tradition relatent des faits aussi nombreux que complexes qui ne peuvent être compris qu’à la lumière d’une connaissance sérieuse du passé de cette partie du monde, des facteurs ethniques, moraux, sociaux, religieux, culturels et des antécédents sociologiques qui pesèrent sur sa destinée. Aussi importe-t-il de jeter un coup d’œil rapide, sur la géographie et l’histoire de l’Arabie pré-islamique pour mieux connaître et juger à bon escient les efforts que le Prophète dut déployer et les résultats auxquels, Dieu aidant, il finit par parvenir, dans l’accomplissement de sa haute mission.

Passé obscur, en vérité, qui déroute, dès l’abord, le chercheur par sa complexité et l’indigence des travaux qui lui ont été consacrés. Les données de la tradition orale, les témoignages que la langue et la littérature anciennes fournissent, les résultats des fouilles archéologiques entreprises relativement depuis peu dans le Sud de l’Arabie, de part et d’autre de la vallée du Tigre et de celle de l’Euphrate, et enfin en Syrie Palestine, ne sont ni assez nombreux, ni cohérents, ni parfaitement interprétés pour permettre de retracer depuis ses débuts l’histoire d’un des plus vieux peuples du monde, histoire qui couvre près de trois mille ans dans le temps et près de trois millions de km2 dans l’espace. D’où la difficulté de mettre en relief les facteurs qui ont présidé à son destin pré-islamique, de souligner les secousses générales ou sporadiques successives ou concomitantes qui ont forgé sa mentalité, marqué ses mœurs, ses institutions, ses mythes, et enfin d’essayer d’indiquer le degré auquel il était parvenu dans le domaine du savoir, de la sensibilité et de l’art, avant son islamisation.

Il ne saurait être question, bien entendu, de retracer ici cette histoire dans toute son ampleur ; ce n’est pas notre sujet. Il nous paraît, néanmoins utile de dégager les traits géographiques du berceau de l’Islâm et de souligner les étapes de son histoire, pour mieux connaître la vie d’un homme qui devait en bouleverser le destin.

a) Cadre géographique et ambiance sociologique

L’histoire de l’Arabie ancienne que ses habitants appellent non sans raison « 1’Ile des Arabes » est dominée plus que celle 4e tout autre pays par sa configuration géographique. Dans le devenir de ces pseudo insulaires, les facteurs géographiques ont joué un rôle primordial, plus déterminant que les virtualités de la race ou l’influence de l’environnement historique. Plateau massif, incliné d’Ouest en Est, l’Arabie s’apparente géologiquement à l’Afrique, à l’Inde, à l’Australie avec lesquelles elle formait un continent axé sur l’équateur.

La région côtière d’Omân est de la même formation que l’Iran et l’Inde dont elle a été séparée durant l’ère secondaire (période jurassique), et c’est au cours de l’ère tertiaire qu’elle s’est détachée de l’Afrique dont elle demeure séparée par la Mer de Qulzûm, appelée à une époque plus récente, par référence aux sources grecques, Mer Rouge.

La partie occidentale de cette immense auge dépassant par sa surface le quart de l’Europe est formée par une zone de plaines et de plateaux (Tihâma, Hijâz), de vastes étendues de lave (Harra) que surplombe une chaîne de montagnes atteignant jusqu’à trois mille huit cents mètres au Jabal Shu’ayb (au sud de San’â’, capitale du Yémen), prolongée vers le nord par des monts dénudés, grisâtres, brûlés par le soleil, sans grâce (’Asîr, Sarât, ’Aja, Shammâr, etc.).

Les zone côtières du Yémen, du Hadramawt, d’Omân au sud, la bordure sablonneuse du Golf arabo-persique à l’est, les vastes plaines fertilisées par le Tigre et l’Euphrate, la plaque calcaire syro-palestinienne en forme les trois autres dimensions. A l’intérieur des plateaux recouverts d’une couche de grès (Najd) et d’immenses étendues de sable quasi infranchissables comme ar-Rubû’-l-Khâlî (le quart vide) est le pays par excellence des dunes vertigineuses (al-ahqâf) dont l’âpreté est évoquée dans le Coran. Pas de massifs centraux en Arabie pouvant modifier par l’altitude les conséquences de la latitude. Les déserts y succèdent aux déserts et l’influence du climat n’est contrariée par aucun autre élément géographique. Les effets bienfaisants de la mer s’arrêtent aux bords immédiats des côtes. Côtes on ne peut plus inhospitalières, plates partout et partout encombrées de bancs de sable, toutes en lignes droites ou en courbes à grands rayons, pauvres en baies, en caps, en îles. Nulle part on ne rencontre une indentation propice à la création d’un port naturel. La mer y exerce une action différente de son influence habituelle.

Au lieu de favoriser comme en Grèce, en Italie, en Grande-Bretagne, en Suède ou au Japon les entreprises hardies et les échanges avec d’autres peuples, elle empêche au contraire de sortir du pays ou d’y entrer et condamne par là même l’Arabie à vivre repliée sur elle-même derrière ses côtes rectangulaires. Cet isolement n’est malheureusement pas corrigé par l’influence des fleuves Si favorable à la naissance des civilisations. La plupart des veines d’eau qui serpentent à l’intérieur de l’Arabie ne sont que des oueds qui ne méritent ni le nom de vallée, ni le nom de rivière ; leur importance sur le plan de la civilisation a été en tout temps quasiment nulle.

Les quelques cours d’eau dont les moins négligeables sont les Wâdi Sirhân, Rumma, Dawâsir, Sahba, Hadramawt ont leur lit sec d’ordinaire et se transforment en torrents impétueux emportant tout sur leur passage quand il pleut, ce qui est rare en Arabie. La végétation rabougrie, terne, triste à laquelle ils donnent naissance sur de vastes étendues est insignifiante. Nulle part ces oueds ne s’offrent comme voies commodes de pénétration ou d’expansion, même pour les caravanes. On ne peut même pas dire qu’ils aient intéressé outre mesure les tribus dont ils traversaient les zones de nomadisme et à aucun moment de l’histoire de l’Arabie, ils n’ont pu servir d’axes autour desquels pouvaient s’agglutiner des groupements humains, ou de foyers assez puissants pour susciter de grands événements.

L’histoire de l’Arabie avant l’Islâm sera donc, comme sa littérature et son folklore, une histoire terrienne et la civilisation des Arabes païens sera conditionnée non par des mouvements fluviaux ou maritimes, mais uniquement par le climat qui y a figé la vie économique du pays et déterminé ses fluctuations et la volonté de ses habitants. C’est l’histoire d’un grand désert.

L’Arabe fut donc, avant l’Islâm, durant des millénaires, l’homme des grands déserts. Si la vie de l’antique Arabie côtière apparaît en effet en rapports assez fréquents avec les empires environnants (Ethiopie, Egypte, Phénicie, Sumer, Perse, Inde, Grèce, Rome, Byzance), il n’en demeure pas moins vrai qu’à l’intérieur du pays elle dépend uniquement de la météorologie. Les grandes divisions de l’histoire de la vieille péninsule sont marquées indéniablement non par la marche du temps, mais par les zones climatiques et végétales. Au voisinage des oueds, des puits et des quelques rares sources existantes, un certain urbanisme a pu exceptionnellement se développer en des oasis d’une fécondité relative Khaybar, Yathrib, ancien nom de Médine, Tayma, Taif, Najrân, San’â’. Mais en dehors de ces centres de vie, les déserts du nord et du centre n’ont offert qu’une maigre subsistance aux nomades et à leurs troupeaux. Le sud de l’Arabie pourtant est à mettre à part. Le Yémen et le Hadramawt, grâce aux moussons et aux techniques d’endiguement et d’irrigation (rayy) furent des régions de cultures maraîchères, d’horticulture, de céréaliculture et d’arboriculture.

Ces oasis et ces régions irriguées ont quelque peu atténué çà et là les rudesses climatiques, favorisé la naissance et le développement d’un sédentarisme limité, sans pour autant influer sur la marche de l’histoire. Elles ont, néanmoins, exercé une certaine attirance sur les tribus nomades environnantes au point de former quelques rudiments d’unité politique sans frontières précises. Ces agrégats de tribus dont les tentes étaient dressées les unes au voisinage des autres, formaient de petites agglomérations mouvantes qui organisaient pour des motifs parfois futiles des raids (razzia> meurtriers contre leurs voisins pour les piller, saccager leurs domaines, s’emparer de leurs troupeaux, asservir leurs femmes et leurs enfants, faisant régner sur toute l’étendue de l’Arabie une insécurité endémique. Ces formations tribales étaient mues non par un idéal politique, un sentiment national, une idée morale, mais uniquement par l’esprit de rapine (nahb, ghanima) et de vendetta (thâr). Aussi leur existence, pénible en elle-même, était elle marquée du signe de l’instabilité et de l’incohérence. De ce fait, l’histoire des Arabes païens apparaît, surtout dans le centre et le nord, comme une histoire de razzias, de lutte pour les zones de pacage et d’oasis.

Pour toutes ces raisons, les anciens groupements arabes, le Yémen excepté, n’ont trouvé ni le temps, ni l’occasion de s’interpénétrer pour se sentir solidaires et forger une nation dans le sens où nous entendons ce mot. Malgré leur individualité ethnique ils ont, durant des millénaires avant l’Islâm, vécu dans la défiance sur une terre ingrate, campés plutôt qu’installés, considérant comme ennemi quiconque n’était pas de leur clan ou solidaire de leurs intérêts.

Mais à côté des facteurs géographiques, les facteurs ethnographiques et sociologiques sont également à prendre en considération. Les habitants de l’Arabie appartiennent à un groupe humain ethniquement bien connu : la race Sémitîque caractérisée par sa brachicéphalie, un visage droit, un nez aquilin et une taille moyenne et svelte. C’est une variété de type humain qui fut assez répandue à l’aube de l’histoire dans le Yémen et qui a dû sous la pression d’un cyclone désastreux ou d’une sécheresse particulièrement persistante émigrer, à diverses époques, vers le nord pour former des communautés qui ont fait parler d’elles : Babyloniens en Mésopotamie, Cananéens, Amalécites, Araméens, Hébreux, en Syrie et en Phénicie.

Tout au long de leur histoire ces groupements sémitiques ont formé des agrégats de tribus de fondement agnatique et de régime d’abord matriarcal, puis patriarcal. Chaque tribu fondait sa cohésion non sur un totem, mais sur le sang. Le sentiment de solidarité ou esprit tribal (’as abiyya) selon le terme même du génial historien Ibn Khaldûn supposait chez eux l’appartenance à un même ancêtre éponyme. C’est là une donnée sociologique sans laquelle l’histoire de l’Arabie ancienne n apparaîtrait que comme une suite de faits incompréhensibles et de moments contradictoires. Durant des millénaires, cette ’as abiyya fut pour les Arabes païens la base d’une morphologie sociale dans laquelle la tribu offrait l’image d’un état originel. Au nord comme au centre et au sud de l’Arabie, et tout au long de leur histoire, les groupements arabes ont été profondément marqués par cette conception. Leur organisation, leurs coutumes, leurs mœurs, leurs tribulations en ont partiellement dépendu. Les uns se sont fixés au voisinage de points d’eau, dans un milieu relativement favorable et ont créé parfois des villages ou même des cités. Les autres, plus inquiets ou moins ingénieux ont continué leur existence nomade.

A la veille de l’Islâm, la société arabe païenne apparaît comme une mosaïque de tribus fortement organisées, alliées ou ennemies, séparées non par la race, la langue ou la religion, mais par le mode de vie, des vieilles querelles et l’hétérogénéité des traditions. Chaque tribu comprenait tous ceux qui se prétendaient descendre d’un ancêtre commun. Sa force était fondée sur la densité des hommes valides, aptes au combat. Elle pouvait également s’agrandir d’éléments étrangers venus individuellement ou par petits groupes s’intégrer à elle, qu’elle tolérait d’abord comme simple bénéficiaires du droit de voisinage et qu’elle incorporait ensuite après quelques générations, avec tous les droits reconnus à la parenté Sanguine.

La tribu, dont les membres avaient les mêmes droits et les mêmes obligations, tolérait à sa tête un sayyid (chef) qui symbolisait l’embryon d’une autorité essentiellement morale et librement reconnue par les notables de la tribu. La siyyada n’était pas héréditaire, en principe, mais pratiquement elle était transmissible de père en fils. Un sayyid ne pouvait être reconnu comme tel que s’il s’imposait aux membres de sa tribu par sa lignée généalogique (nasab), ses qualités morales (makârim) et sa position sociale (hasab). L’autorité qui lui était reconnue ne lui conférait ni privilège, ni droit spécial. Cependant, dans les délibérations importantes, son avis était prépondérant. Il avait la charge de maintenir la bonne entente au sein de sa tribu, de veiller par le jeu des alliances (hilf) sur sa sécurité, de régler les litiges entre ses contribules, de faire respecter au profit des siens leurs zones de pacage et de déplacement, de prévenir toute attaque ennemie et d’organiser en cas de besoin des raids de vengeance ou de pillage. Son dévouement à la cause de la tribu devait s’affirmer en toute circonstance. Les Arabes païens voyaient dans leur sayyid, beaucoup plus un commis qu’un chef véritable et disaient expressément : Sayyidu-l-qawmi khadîmuhunî (le chef du peuple est son valet).

Un autre personnage qui joue pour la tribu un rôle important est le poète (shâ’ir), rôle sur lequel nous reviendrons plus loin. Dans la vieille Arabie, la véritable cellule sociale est non pas la famille, mais la tribu ou le clan. La famille en est une simple émanation, une organisation secondaire. Le pater familias exerce sur les membres de sa famille une autorité absolue, sur ses enfants, sur ses femmes – on cite le cas de certains chefs de famille qui avaient plus de dix épouses -’ sur ses esclaves. Il avait sur eux un droit de vie et de mort que nul ne pouvait contester. Dans certaines tribus un père pouvait enterrer ou faire enterrer sa fille en bas âge, pour prévenir tout déshonneur, ou supprimer une bouche inutile en cas de disette 2 Et par disette, il faut entendre avant tout une aggravation d’une sous-alimentation aussi chronique que générale. L’Arabe en effet, vivait de peu. Sa nourriture était à base de lait, de viande fraîche ou déshydratée et conservée, de dattes, d’herbes comestibles.

Les mariages exogamiques étaient exceptionnels ; c’est parmi les filles de sa tribu qu’un homme doit choisir, moyennant une dot (mahr) une ou plusieurs femmes, et un dicton enseigne :  » épouse ta cousine même Si elle est laide, et cultive ton champ même s’il est stérile « . Selon plusieurs témoignages dont celui de Strabon, plusieurs formes de mariages étaient pratiquées dans l’antique Arabie : polygamie, polyandrie, mariages temporaires. Dans certaines tribus, il était loisible à un homme qui partait en voyage de « louer  » sa femme durant son absence, à un ami ou à un parent éloigné, comme il était admis qu’un mari pût confier quelque temps à un homme réputé pour ses qualités physiques et morales, sa femme, dans l’espoir d’avoir un enfant de lui. Les échanges d’épouses pour un temps limité entre amis et connaissances étaient également tolérées. Le divorce consistait en une simple répudiation dont la femme pouvait aussi bien user que l’homme. Lorsqu’une femme voulait répudier son mari, il lui suffisait de montrer publiquement sa nudité en sa présence ou de profiter de son absence pour changer l’orientation de sa tente et l’époux ne pouvait plus, alors, y entrer sans tomber dans le déshonneur. Lorsqu’un homme voulait répudier irrévocablement sa femme, il prononçait la formule :  » Tu es aussi illicite pour moi que le dos de ma mère « 

La contrainte paternelle (jabr) dans les unions conjugales n’était pas une règle absolue. Il était permis aux femmes de choisir elles-mêmes leur époux et de s’en débarrasser en cas de conflit ou de dégoût. On cite le cas d’une certaine Salma bint ’Amr qui se maria une vingtaine de fois, choisissant elle-même son conjoint et le répudiant quand il lui déplaisait. Elles étaient libres d’aimer qui elles voulaient, de faire commerce de leur chair en signalant à l’attention des amateurs ou des passants, leurs tentes ou leurs boutiques par des drapeaux Spéciaux (rayât).

Les femmes n’avaient aucune vocation successorale 4. En cas de décès du pater familias, elles étaient considérées non pas comme des héritières, mais étaient héritées elles-mêmes au même titre que tout ce qui constituait le patrimoine du défunt. La coutume faisait du fils aîné de celui-ci l’héritier des épouses de son père et à défaut les frères du défunt.

De telles coutumes n’étaient cependant pas générales et dans beaucoup de tribus les femmes jouaient un rôle éducatif social et parfois politique non négligeable. La femme est pour un mari le symbole même de son honneur. Le terme hurma sous lequel une épouse est désignée signifie étymologiquement honorabilité, sacrée. Elles participaient aux grandes batailles pour stimuler l’énergie des guerriers, contrôler leur courage, donner à boire aux combattants, soigner les blessés, enterrer les morts. On cite à cet égard parmi les plus célèbres dispensatrices de vaillance ’Umm ’Imara bint Ka’b, ’Umm Hakîm bint-l-Harith et la poétesse al-Khansâ qui accompagnait ses fils pour soutenir leur ardeur au combat, lequel chez les Arabes comprenait trois phases : les joutes poétiques suivies de duels, avant la mêlée générale. Elles participaient également à d’autres activités intellectuelles ou artistiques. On cite parmi les femmes médecins, Zaynab-t-Tabîba, parmi les femmes éloquentes la voyante Zarqâ bint-l-Khass et Jum’a bint Habis.

On peut affirmer, sans risque d’être contredit, que chez aucun peuple les femmes n’eurent autant d’influence que chez les Arabes, sur la poésie et nous aurons à revenir sur cet aspect de leur civilisation dans ce qui va suivre.

Les Arabes païens avaient un idéal de la beauté féminine : la femme parfaite ne devait être ni grosse, ni maigre. Elle devait avoir une chevelure longue et abondante, une taille moyenne et des dents aussi belles que des perles. Leur préférence n’allait ni aux blondes, ni aux brunes, mais à celles de teint ivoire, dont les grands yeux noirs 5  » produisaient sur l’esprit le même effet que le vin », (’Imru-l-Qays) et dont le cou et l’allure rappellent la gazelle blanche des grandes dunes (rîm).

L’individu au sein de la famille et la famille au sein de la tribu étaient absorbés par la collectivité qui primait tout et demeurait fidèle à elle-même et à ses traditions à travers les siècles et les espaces de parcours. De ce fait l’Arabe païen ne parvenait guère à la notion d’individu distinct du groupe : l’instinct inventif, la spontanéité créatrice, l’élan initiateur Si caractéristiques chez les espèces humaines, étaient étouffés brisés chez l’Arabe païen par la pesée de la tribu. Son histoire est donc celle d’un homme figé sociologiquement parlant, sauf lorsque les circonstances lui imposaient des changements relatifs au sein de son clan essentiellement xénophobe, réfractaire aux influences extérieures, aux innovations (qui, le cas échéant, exaltaient ses instincts primitifs). Aussi, l’individu était-il étouffé au sein du groupe, incapable de se métamorphoser par une évolution intérieure ou le perfectionnement de ses techniques agricoles, pastorales ou artisanales.

Subordonné passivement et durant des millénaires aux impératifs complexes de son groupe, l’Arabe païen était en raison même d’une longue socialisation de sa pensée, enserré en des coutumes et des mœurs immuables qui institutionnalisaient en quelque sorte son psychisme et dictaient ses faits et gestes.

L’une des coutumes les plus anciennes qui s’observaient chez les Arabes, était la vendetta ou poursuite du droit privé qui par le jeu des coutumes devenait un droit tribal. La tribu était tenue de protéger chacun de ses membres dans sa personne, ses biens (kasb) et son honneur (’ird). La victime d’un meurtre devait être vengée par sa tribu sous peine pour celle-ci d’être à jamais déconsidérée, méprisée et de créer un précédent dangereux pour son existence même. Elle était solidairement responsable de tout meurtre commis par l’un de ses membres et chacun de ces derniers devait répondre d’un meurtre commis par lui-même ou par l’un de ses contribules. Les mobiles du meurtre y compris la légitime défense et l’identité du meurtrier importaient peu. La loi de la vengeance ne limitait pas la sanction à l’unique agresseur, mais l’étendait à toute la tribu et transformait ainsi le meurtre en une affaire d’honneur à régler entre collectivités, soit par la livraison et la mise à mort du coupable, soit par un dédommagement matériel ou rachat du sang (diya) attribuable aux ayants droit, supporté par le meurtrier lui-même ou, en cas de carence, par sa tribu, soit enfin par une guerre d’extermination.

Les conflits moins graves entre individus ou tribus étaient soumis à l’arbitrage d’une homme auquel la commune renommée reconnaissait une impartialité fondée sur une grande expérience, une sagacité éprouvée et une maîtrise dans l’art divinatoire. Cet arbitre (hakam) qui était également un devin (kâhin) était choisi d’un commun accord par les parties qui se rendaient chez lui, pour lui exposer leur litige. Lorsque le hakam, après étude de l’affaire et réflexion, prononçait sa sentence, il considérait son rôle terminé et ne se souciait nullement de son application, car il était considéré comme jurisconsulte, non comme juge.

Une autre coutume fort en honneur chez les Arabes était le droit du voisin et de l’hôte de passage. L’honneur imposait à tout homme d’assister son voisin, de le convier au repas qu’il offrait, de l’associer à ses joies et à ses peines, de ne rien entreprendre contre lui de ne le trahir en rien, de considérer ses filles et son épouse comme sacrées. Pour la même raison, l’hôte était sacré et avait droit à une hospitalité durant au moins trois jours ; un dicton prescrit à cet égard :  » à l’hôte on doit servir ce qu’il y a de meilleur dans la tente, veiller avec lui jusqu’à ce qu’il ait sommeil et lorsqu’il s’en va on doit l’accompagner jusqu’à ce qu’il se sente en sécurité « 

D’autres coutumes qu’il serait long d’exposer dans ces pages limitées dénotent chez les Arabes païens un idéal moral impliquant à côté de certaines mœurs sauvages particulières à quelques tribus, comme l’enterrement des fillettes vivantes, des qualités exceptionnelles : vaillance et loyauté dans les combats, fidélité à la parole donnée, protection des faibles, respect de la vieillesse, mépris de la mort, une franchise qui ne s’embarrassait pas de grossièreté, un engouement marqué pour la poésie, un profond sentiment de l’égalité, une grande sensibilité et le culte de la beauté féminine. Les plus hautes vertus de la race étaient à leurs yeux l’éloquence (fasâha), la générosité (karam) et la bravoure symbolisée par le sabre (sayf).

Pour toutes ces raisons, l’histoire des Arabes païens, avant leur islamisation, sera l’histoire non pas d’un peuple, mais l’histoire de groupements tribaux caractérisés par une morphologie sociale figée, une anarchie chronique, d’immuables coutumes millénaires et un idéal moral élevé.

b) Complexe religieux

La grande masse des Arabes, avant l’Islâm, était idolâtre. Ils adoraient des divinités d’importation babylonienne ou grecque et des divinités locales : Allât, ’Uzza, Hubal, Quzah. Les unes étaient adorées par tous les clans, les autres avaient un caractère strictement tribal. Un proverbe souvent cité recommande :

« Quand tu entres dans un village, jure par son dieu »

Il y avait au temple de la Ka’ba à La Mekke plus de trois cents idoles que le Prophète fit briser le jour même de la conquête de cette cité en disant :

« Voici la vérité (Islâm) ! Périsse l’erreur (idolâtrie) !  »

A l’instar des Grecs qui reconnaissaient une primauté à Zeus, les Arabes païens plaçaient au-dessus de leurs divinités un dieu supérieur, Allah. Mais ils ne croyaient pas à la vie future. « La nature, disaient-ils, fait vivre et le temps fait périr ». Ils accablaient de mépris et de persiflage tous ceux qui parlaient de résurrection qu’ils qualifiaient de radoteurs rapportant des fables naïves (’asâtir-l-’awwalin), fables des primitifs). Leur religion n’impliquait aucune liturgie particulière et avait avant tout en caractère astral ou magique. Elle se ramenait à un ensemble de rites et de pratiques : pèlerinages, processions, pyrées, rogations, culte des bétyles, de certains arbres, de certains animaux, de certaines pierres et de certains astres comme la lune, Cyrius, Canope, la Grande Ours. Le bétail offert en oblation à ces divinités était sacrifié et de son sang on aspergeait l’idole en l’honneur de laquelle il était offert.

Les religions révélées étaient, plusieurs siècles avant l’Islâm, assez répandues dans les zones périphériques de l’Arabie et également dans certaines tribus et quelques cités de l’intérieur. Dans le Yémen, pays de grand commerce, le Judaïsme était, au début du VIe siècle après Jésus-Christ, la religion dominante. L’un de ses rois, Zû Nuwâs, qui s’y était converti, persécutait les non-Juifs. Selon des témoignages concordants, notamment celui du Coran, il livra au bûcher la totalité des habitants de Najrân qui étaient chrétiens. Dans le Hijâz, l’opulente oasis de Khaybar était entièrement juive. A Yathrib (ancien nom de Médine) les Juifs détenaient le monopole de la bijouterie, de l’armurerie, de la poterie, de la ferronnerie, de la dinanderie et vivaient en clans homogènes, dans des quartiers fortifiés.

Le Christianisme était pratiqué surtout dans les deux états tampons du nord, celui des Ghassanides vassaux de Byzance et celui des Lakhmides vassaux de la Perse. Sa pénétration au sud, dans le Yémen, fut facilitée par le puissant appui de l’Abyssinie. Un général éthiopien, Abraha, devenu après la conquête de ce pays, vice-roi7 édifia partout des églises et une grande cathédrale, la célèbre Qulaysa, à Sana’â’ dont il avait fait sa capitale. Il voulut, en détruisant le temple de la Ka’ba, amener peu à peu les Arabes au Christianisme et faire de San’â’ un centre de pèlerinage annuel à la place de la Mekke. Mais il échoua aux approches immédiates de la vieille cité et le Hijâz resta jusqu’à l’avènement de l’Islâm la patrie de l’idolâtrie arabe avec la Ka’ba, indéniable panthéon religieux national vers lequel les tribus qu’elles fussent du nord, du centre ou du sud affluaient au mois de zu-l-hijja, chaque année, avec leurs oblations pour l’accomplissement d’un pèlerinage aux rites compliqués et aux processions pittoresques, d’hommes et de femmes complètement nus.