C’est en langue arabe, dans le dialecte même de la cité natale du Prophète Muhammad (Dieu le bénisse et le sauve !), que le Coran fut graduellement révélé (S. XIII,37) à l’intention de tous les hommes doués de raison (S. XII, 27), « en une Nuit bénie » (S. XLIV,3) appelée « Nuit de la Prédestination » (S. XCII, 1).
II fut communiqué par l’entremise de l’Archange Gabriel à un messager choisi par Dieu, pour servir d’avertissement, de bonne nouvelle et de bonne direction « à ceux qui adorent Dieu, font le bien, croient au mystère du monde et sont convaincus de la vie future » (S. II, 34). C’est une révélation faite indirectement par Dieu dans Son unicité et Sa transcendance absolues, Son omnipotence et Son omniscience infinies, Créateur de l’univers, connaissant le connaissable et l’inconnaissable (5. VI, 59, 73), les secrets des cœurs et au-delà de leurs secrets (S. IV, 63, XX,7).
Et cette révélation s’inscrit dans l’ordre des Ecritures transmises par Abraham, Moïse et Jésus pour « confirmer leur enseignement et leur restituer leur authenticité originelle ». (S. II, 130-132, S.V, 44,46). Transmise aux hommes pour leur apprendre ce qui échappe à leur raison, ce qui est utile à leur condition humaine, à leur vocation sur terre, à leur retour à Dieu (S. III, 84) servir de guide à ceux qui exècrent le mal et le vice, glorifient le bien et la vertu, et s’efforcent de discerner la vérité de l’erreur. Comment ceux qui ont reçu les premiers ce Message monothéiste l’ont-ils compris et appliqué ? Le Coran contient 114 sourates, 6235 versets. Comment les ont-ils perçus et vécus ? Sa compréhension a-t-elle été stable au cours des siècles ? Les générations musulmanes qui se sont succédées ont-elles compris et expliqué cette Ecriture sacrée littéralement, suivant le strict sens littéral des versets ou interprété suivant leurs opinions personnelles et leurs tendances spirituelles ?
C’est à ces questions dont l’importance est évidente que le présent exposé essaie de répondre. Exposé forcément sommaire, eu égard à l’ampleur d’un problème aux données complexes et dont la solution impose une information aussi vaste que précise et une parfaite probité intellectuelle, au-dessus de tout soupçon.
La question est d’autant plus justifiée que le Coran lui-même s’affirme explicitement une Ecriture révélée contenant des versets clairs et des versets ambigus, un sens littéral et un sens profond, un sens apparent (dhâhir) et un sens caché (bâtin) ou allégorique (ishâri) que seuls peuvent saisir ceux qui ont approfondi la science (râsikhûnu fî-I-’ Ilmi) (S. III,7 ; IV, 162).
Cette affirmation coranique de l’existence dans son Texte de verset ambigus (mutashâbihât) est exprimée dans le verset (S. III,7) « C’est lui [Dieu] qui t’a révélé l’Ecriture (Kitâb) contenant des versets parfaitement compréhensibles qui lui servent de base et des versets ambigus. Les sceptiques s’attacheront à ce qui est équivoque par esprit de contradiction ou en vue d’interprétations tendancieuses, alors que son interprétation (ta’wiluhû) relève seulement de Dieu et des savantissimes.
Aux ambiguïtés qui appellent une interprétation à bon escient, annoncées dans ce verset, s’ajoute une autre source de difficultés formelles. Le Coran fut révélé en langue arabe, mais qui dit langue arabe dit en réalité deux groupes linguistiques synthétiques, l’un en usage dans l’Arabie du Sud ou groupe qahtanide, l’autre parlé en Arabie centrale et au Nord de l’Arabie, ou groupe muzarite. De chaque groupe, au reste, dérivaient des dizaines de dialectes ayant chacun sa propre sémantique, ses propres structures morphologiques, ses mots rares (shawâz), ses formes de pluriel, ses règles d’accord verbal et de déclinaison. Mais la précellence au point de vue pureté, était et sera plus tard, pour les philologues, la langue des bédouins de l’Arabie centrale, en particulier le parler des Hawâzin qui nomadisaient ordinairement dans le voisinage de Tâ’if.
Par ailleurs, en cas de doute sur la prononciation, la syntaxe, le sens ou le bon usage d’un mot, on avait une référence stable, la poésie. Si le Coran tient les poètes pour des menteurs » qui errent » et tirent gloire d’exploits qu’ils n’ont jamais accomplis, (XXVI, 224-225) le Hadîth l’a réhabilité comme source de sagesse et reflet de la sensibilité humaine. On peut donc s’en rapporter à elle, en cas de difficulté linguistique. La poésie, dit-on est « la source référentielle » (dîwân) des Arabes. On a, de nos jours, récusé l’authenticité de cette littérature poétique. Il n’en demeure pas moins vrai qu’elle est indispensable, sur le plan documentaire, à la connaissance de la vie, des us et coutumes, de la culture et des émotions des Arabes de l’époque païenne (Jâhiliyya).
Quoi qu’il en fût, il fallait se mettre d’accord sur un critère linguistique pour éliminer toute équivoque de sémantique. C’est dans le parler de La Mekke que le Coran fut révélé. Or, le parler des Qurayshites avait, pour des raisons géographiques, historiques, culturelles et commerciales, fait non seulement des emprunts aux dialectes des autres tribus et qu’on retrouve dans le Texte coranique, mais encore à l’hébreu, au nabatéen, au persan, au byzantin, à l’amharique (langue de l’Ethiopie) et même au berbère et au zanzibarien.
Le savant polygraphe As Suyûti (m. 9111/1505) a dressé une longue liste des vocables coraniques d’origine étrangère à la langue arabe dans son « ’Itqân » bien connu (ed. du Caire .1967, t. II, 108 et suivantes).
Or, lorsqu’on procéda à la première recension du Coran, sous le califat d’Abû-Bakr, deux ans à peine après la mort du Prophète (juin 10/632) et à la recension définitive sous ’Uthman (m. 35/656), il fut décidé que le parler des Qurayshites, c’est-à-dire de La Mekke , aurait pour l’établissement officiel du Coran, une priorité exclusive, en cas d’amphibologie.
Mais le consensus sur la sémantique n’était pas le seul préalable à définir pour lever le voile (Tafsîr) sur certains vocables et certaines allusions historiques du Coran. II y est question de prophètes bibliques, de personnages historiques comme Alexandre le Grand, de peuplades antiques anéanties comme ’Ad et Thamûd, de persécutions subies par les Chrétiens de l’Arabie du Sud, des royaumes yéménites, des Pharaons, des tribulations des Israélites, sans compter les mentions de concepts religieux étrangers à la mentalité des idolâtres et sur lesquels seuls les doctes personnages versés dans les Ecritures judéo-chrétiennes pouvaient renseigner, à défaut du Prophète lui-même auquel il avait été prescrit d’expliquer le Message aux hommes (S. II,221 ; S. XVI, 64 ; etc.)
Ses compagnons, son entourage, les nouveaux convertis l’interrogeaient avec d’autant plus d’empressement qu’ils ne pouvaient se fier à leurs connaissances personnelles, ni à leurs seules aptitudes. Le Coran met lui-même en garde les fidèles contre les suppositions infondées, les conjectures qui faussent bien souvent la vérité (S. X, 36) et constituent par là même une source de péchés (’ithm) (S. XLI, 12).
Aussi, dès le début de l’ Islâm, le Tafsîr devint-il un terme technique désignant l’exégèse. Les premiers questionneurs zélés et de plus en plus nombreux, étaient d’abord les proches parents du Prophète, en particulier ’Ali Ibn ’Abi Tâlib, son cousin et futur beau-fils, son autre cousin ’Abd-I-Lâh b. ’Àbbâs, qu’il avait recueillis tous deux. Chez lui. Ils furent témoins de ses moments d’heur et de malheur et reçurent en premier lieu son enseignement. Témoins et questionneurs furent aussi les compagnons de celui-ci (Sahâba) qui avaient partagé son sort, dès le début de la Révélation et qui donnèrent le meilleur d’eux mêmes pour faire triompher l’Islâm sur le polythéisme : ’Abû Bakr, ’Umar, ’Uthmân et tant d’autres. Certains, parmi ces derniers furent, sa vie durant, ses gardes du corps, ses serviteurs ou ses familiers, et c’est le cas de ’Abdallâh b. Mas’ûd, ’Ubayy, ’Abu Hurayra, etc. Non seulement ils étaient au courant de la Révélation , de l’enseignement et des propos du Prophète, à ce sujet, mais encore des moments, des lieux et des circonstances de la Révélation , de l’enseignement et des propos du Prophète, à ce sujet, mats encore des moments, des lieux et des circonstances de la Révélation des versets. Les précisions qu’ils fournirent à ce sujet donnèrent naissance à une discipline qui sera alors et ultérieurement une source d’information pour le Tafsîr, connue sous le titre de « Causes de la Révélation » (A’sâ-b-n-NuzûI).
À la connaissance des causes et des circonstances de la Révélation , devait s’ajouter une autre discipline devenue classique en matière de droit et de théologie l’abrogation de certains versets et leur remplacement par d’autres versets au cours de la transmission du Message divin par le Prophète lui-même.
Cette discipline connue sous le nom de ’Ilm-n-Nâsikh wal-Mansukh, devait contribuer à l’éclairage de l’exégèse comme source d’information.
Mais, si on pouvait à la rigueur résoudre le problème de la forme, au point de vue langue, contexte historique, circonstances et déroulement de la Révélation , une autre difficulté, et non des moindres, restait à aplanir, liée au passage d’un climat et d’un milieu idolâtres à un climat et à l’instauration d’un milieu monothéiste tout nouveau. II fallait gloser et développer certains points ayant une grande importance dogmatique, juridique, rituelle.
Force fut de mettre à contribution le Coran dont beaucoup de versets expliquent ou complètent d’autres versets, et c’est le cas de ceux relatifs à la création de l’univers, à l’origine de la vie, à l’apparition de l’homme sur terre, à sa vocation et à son errance sur terre, à sa nature ingrate, au devenir et à la fin du monde, au paradis, à l’enfer, à la bonne action, au péché ; des versets d’importance prophétologique, surtout ceux concernant les ’Ahl-l-’Azâ’im ou prophètes missionnaires comme Noé, Abraham, Moïse, Jésus ou de ceux qui avaient gravité autour de chacun de ces prophètes comme Aaron, la Mère Virginale , les disciples de Jésus, etc. On fit évidemment appel aux autres sources monothéistes.
Théoriquement, les Ecritures antérieures, la Thora et l’Evangile en la foi desquels le Coran avait fait pour le Musulman une obligation (S. II, 4) pouvaient fournir une information aussi abondante que détaillée. Mais cette source fut, tout au moins au début, récusée. Le Prophète avait dit, selon un Hadîth réputé authentique.
« Lorsque les Juifs et les Chrétiens vous entretiennent [de leurs Ecritures], ne tenez leurs propos, ni pour vrais, ni pour mensongers ».
Tant que le Prophète était vivant, ces difficultés pouvaient être facilement surmontées. Mais, au lendemain de son décès, il fallait de toute urgence combler une telle perte documentaire. Et ce d’autant plus que l’aire de l’Islâm s’étendait de plus en plus, à travers les peuples et les continents.
Sous les quatre premiers califes, l’Islâm connut une expansion politique et religieuse inattendue, non seulement en Arabie, mais aussi en Afrique et en Asie, au détriment des deux plus grands empires du moment, l’empire sassanide et l’empire byzantin. Or, les millions d’adeptes convertis à la religion musulmane n’étaient pas arabophones. C’était des ’A’âdjim auxquels il fallait expliquer le Coran non seulement au point de vue de la langue (lugha), mais encore sur le plan du dogme (Dîn), de la loi (Sharî’a), du rituel (Farâ’id) et du comportement dans la vie quotidienne (Sîra). En outre, il n’était plus question seulement du peuple arabe, mais d’une communauté de peuples ethniquement, linguistiquement et sociologiquement hétérogène, « Ummat Muhammad ».
C’est dans de telles conditions philologiques, culturelles, historiques et ethnologiques que l’exégèse coranique prit naissance et qu’on s’efforça de « dévoiler » (fassara) le contenu du Message (Risâla).