Noé (Nuh)
Les sources musulmanes relatives à Noé sont en rapport étroit, sur bien des faits, avec les sources juives, en particulier la Genèse et la Haggada. Néanmoins elles sont plus riches et permettent de combler certaines lacunes de la Bible.
Noé, fils de Lémec, était de la race bénie de Seth. Il vivait parmi un peuple qui n’est pas nommé dans les Ecritures sacrées. La Bible parle de » genre humain » et le Coran des » gens de Noé « . Les sources musulmanes, comme d’ailleurs la Thora , le présentent comme un homme très ordinaire, du nom de Abd-l-Ghaffâr (serviteur du Pardonneur), ou encore de » yashkur » (le reconnaissant). Il tient son surnom de Noé d’un événement apparemment anodin, mais en réalité fort significatif :Il fut amusé, un jour, selon les mêmes sources, par la laideur d’un chien difforme. Mais il se rendit compte à la réflexion, qu’il se moquait de l’œuvre divine. Pris de remords, il resta longtemps inconsolable, gémissant et se lamentant sur son sort, estimant qu’il avait indirectement offensé Dieu.
C’est alors que ses contemporains le surnommèrent Noé (Nûh, gémissement). Ce fait banal en soi, mais qui plongea Noé dans le désespoir est à l’origine d’une autre appellation que lui attribuent les sources musulmanes : le Prophète de la repentance (Nabiy-t-tawba).
Il vivait parmi un peuple dépravé, épris de vin et de femmes, pervers, ingrat envers Dieu et pratiquant diverses croyances : les uns adoraient des idoles, les autres, à l’instar des Sabéens, plus tard, les astres. Parmi les divinités en honneur chez le peuple de Noé on cite Wadd, Suwâ, Yaghûth, Ya’ûq, Nasr, surnommées par les spécialistes de l’antiquité arabe » divinités noachiques « . De nombreux et riches temples de membres étaient élevés pour leur culte. Leurs prêtres-servants recevaient les oblations qui leur étaient offertes surtout lors d’une fête annuelle qui attirait une foule considérable d’hommes et de femmes d’un peu partout. Fête singulière en vérité, car elle comportait en plus des prières, des sacrifices (souvent d’êtres humains), des illuminations, des encensements, des processions phalliques d’un temple à l’autre, des prosternations devant les idoles, des orgies rituelles. C’est au cours de l’une de ces scènes de débauche effrénée et de prostitution érigée en culte, que Noé monta sur une colline et se mit à exhorter.
Ainsi commença sa mission de Prophète censeur, réformateur et avertisseur.
Ses déboires avec ses compatriotes et le langage qu’il leur tint présentent des similitudes frappantes avec le comportement des Qurayshites vis-à-vis de leur concitoyen Muhammad et de son enseignement.
Lorsque du haut d’une colline, Noé se mit à prêcher, comme il vient d’être dit, à annoncer l’imminence d’un châtiment aux foules en liesse, il fut vivement pris à partie. On lui objecta qu’il n’était qu’un individu sorti comme tout le monde du peuple, que ses avertissements étaient ceux d’un imposteur, d’un possédé des démons, que si Dieu avait voulu dépêcher un avertisseur auprès des hommes, il aurait envoyé un ange, non un débile mental qui fréquentait les mendiants, les esclaves, les handicapés et ne trouvait de crédit que parmi la lie du peuple.
Comme Muhammad aux Qurayshites, il disait à ceux-là mêmes qu’il tentait de sauver et qui l’injuriaient » je suis chargé de vous indiquer le chemin du salut ; suivez-le ; je ne vous demande aucun salaire ; mon salaire n’incombe qu’à Dieu « .
Tourné en dérision et persécuté, il confessa l’échec de sa mission à Dieu qui le prévint par l’entremise de l’ange Gabriel, du châtiment qui allait s’abattre sur les impies, lui ordonna de construire une arche, de s’y réfugier avec les siens et d’y faire entrer un couple de chaque espèce animale vivante.
Il se mit à l’ouvrage en utilisant un bois provenant d’un arbre spécial, le sagh qui avait mis vingt ans avant d’atteindre sa pleine force. Ses concitoyens ne cessaient de l’accabler de moqueries et de sarcasmes » te voilà charpentier après avoir échoué dans le métier de prophète ! » disaient les uns. » Mais un bateau, renchérissaient les autres, c’est tellement utile sur… la terre ferme ! » Et tout le monde éclatait de rire, cependant que Noé continuait son labeur sans s’occuper des railleurs. Après deux ans d’effort l’arche était terminée. Il embarqua en même temps qu’un couple de chaque espèce animale, dix hommes et femmes selon la Genèse , quatre-vingts selon les sources islamiques, croyants et mécréants.
La vérité finit alors par se manifester : » Le four bouillonna » et des pluies torrentielles inondèrent la terre habitée. Tout fut noyé durant ce déluge. L’arche de Noé navigua six mois à l’aventure. Lorsque la pluie cessa de tomber, Noé envoya dehors un corbeau qui se montra négligent, puis une colombe qui revint avec, en signe de bonne nouvelle et de paix, un rameau d’olivier en son bec, et dans ses pattes de la mousse.
L’arche, nous rapporte la Bible , s’arrêta au Mont Judy, nom d’un des sommets du massif volcanique arménien connu sous le nom de Ararat, plus connu de nos jours sous le nom turc de Parmak Taghi (pic du Doigt) dont le point culminant atteint 5 157 mètres . L’ » atterrissage » eut lieu le » dixième jour du mois de Muharram » précise l’historien Tabari. Ce jour est commémoré par les Musulmans, sous le nom de fête de ’Ashûrâ, par des jeûnes et des actions de grâce.
Dès son débarquement dans la joie et le désordre, cette animalité singulière se répandit sur la terre, heureuse de sa délivrance et se multiplia. La Bible ajoute à son récit du déluge d’autres détails que le Coran ne mentionne pas. C’est à Noé, selon elle, que remonterait la plantation de la vigne. L’Ancien Testament nous dit qu’ayant fait fermenter du jus de raisin, il en but et y découvrit une énergie qu’il ignorait. S’étant enivré, il s’endormit dans sa tente. Au cours de son sommeil, il se découvrit sans se rendre compte et fut recouvert avec respect par ses fils Sem, ancêtre des Sémites et Japhet, ancêtre des Indo-européens, tandis que son autre fils Cham, ancêtre des Noirs, se permit de faire des plaisanteries sur la nudité de son père. A son réveil, instruit de ce qui s’était passé, Noé bénit Sem et Japhet et leur descendance et maudit Cham et la sienne, disant : » Maudit soit Chanaan (fils de Cham) qu’il soit esclave des esclaves de ses frères ! « .
L’histoire de Noé a incité divers auteurs, en raison de son caractère extraordinaire, à y voir un mythe dont ils ont cherché les éléments dans les légendes païennes. C’est ainsi qu’on a voulu la rapprocher de celle de Féridun, la légende royale persane, bien que le magisme iranien ignore tout du déluge, et surtout de la légende de Xisuthros écrite sur des tablettes découvertes par G. Smith en 1882 et conservées actuellement au British Museum.
Mais le nom de Noé reste attaché surtout au déluge et au problème qu’il soulève. Problème délicat qui ne peut être exposé à la seule lumière des Ecritures dont les données sont âprement controversées par la critique historique moderne. Au reste, les Textes sacrés ne sont pas les seuls à évoquer un événement qui a dû bouleverser le monde oriental et affecter l’évolution de la civilisation. Il s’agit, en effet, surtout du monde proche oriental, car les Hindous, les Chinois, les peuples d’Amérique du Nord et du Sud précolombienne ignorent tout du déluge. Ni leur archéologie, ni leur folklore, ni leurs traditions religieuses ne fournissent le moindre indice ou témoignage sur un événement auquel la Bible donne avec son exagération coutumière une portée planétaire.
Traiter de ce problème dans toute son ampleur nous entraînerait trop loin. Qu’il nous suffise de rappeler que bien avant les Juifs et les Arabes, d’autres peuples sémitiques du Proche-Orient en ont parlé. En premier lieu les Sumériens et les Babyloniens qui ont créé de prestigieuses civilisations dont les foyers de rayonnement ont été, voici plus de quatre mille ans Sumer, Babylone, Ur, Akkad, etc. Leur grandeur, leur art, leur culture et surtout leurs religions ont si profondément marqué la mentalité judéo-arabe que le Coran est sévère à l’égard des emprunts faits par les Arabes païens aux religions mésopotamiennes. Les découvertes archéologiques ont permis d’admettre que le déluge n’était pas absent dans leurs traditions. Ces peuples évaluaient, en effet, le temps en disant lam abudi (avant le déluge) ou arki abudi (après le déluge). Selon certaines hypothèses Noé serait le Taglug de la version sumérienne du déluge.
Pour l’Islam, le déluge a eu lieu et a revêtu le caractère d’un châtiment l’anéantissement d’une génération perverse et son remplacement par une génération nouvelle. Lorsqu’une époque est révolue à la suite d’une catastrophe motivée par la déchéance des hommes, une ère nouvelle lui est ouverte pour lui permettre de s’amender et de s’améliorer. Cette idée de régénérescence morale de l’humanité et de dépollution de la terre est une constante de la pensée religieuse sémitique. L’espèce humaine se renouvelle à travers les générations selon la volonté de Dieu. Le Coran insiste sur cette alternance périodiquement motivée, sur l’idée du remplacement, lorsque cela s’avère nécessaire, d’un peuple ou d’une génération par un peuple tout nouveau ou par une génération toute nouvelle, Dieu étant à même d’anéantir et de régénérer, de créer et de recréer, de faire alterner l’heur et le malheur, de faire surgir la vie de la mort et la mort de la vie, de substituer à une civilisation dégradée, corrompue et corruptrice, une autre civilisation mieux équilibrée, plus saine, plus conforme à la nature humaine dans ce qu’elle a de supérieur et à la vocation qu’Il lui a assignée.
Autre constante : c’est par l’eau que la purification morale et physique se réalise. De là, la conception d’un déluge purificateur grâce auquel la terre est purgée cycliquement de la perversion humaine.
Il demeure entendu que pour une étude plus approfondie de l’histoire du Prophète Noé et du déluge, d’autres sources sont à consulter et notamment celles que nous avons citées (une trentaine) à propos de la sourate de Noé (LXXI) dans notre Traduction commentée du Coran.
A ces références qui n’ont évidemment rien d’exhaustif, s’ajoutent les comptes rendus des résultats des fouilles entreprises par les missions de géographie, de géologie et d’archéologie en Mésopotamie. Mais, nous devons à la vérité de dire que quelle que soit l’abondance des sources, quelle que soit l’importance de l’exploitation dont elles ont été l’objet, sur un plan purement historique, les renseignements que nous avons actuellement sur Noé, sont d’une indigence et d’une valeur décourageantes. Qui était-il exactement ? De quel pays venait-il ? A quel peuple s’adressait-il ? Vers quelle époque vivait-il ? A toutes ces questions, il est impossible, dans l’état actuel de nos sources d’information, de répondre avec un minimum de certitude. Les documents historiques dont nous disposons relèvent plutôt de la littérature légendaire. Ils sont généralement contradictoires. On nous dit qu’il était de l’Arabie pelée ou Bahrein. Mais on nous dit aussi qu’il était de l’Inde ou de l’Iran. Certains auteurs nous disent qu’il était contemporain du roi persan Zuhac. D’autres affirment qu’il eut affaire plutôt au roi babylonien Nemrod, fondateur de Babylone. Mais l’histoire est une science et la science ne se construit pas sur des à peu près. Sur le déluge ramené aux dimensions qui ressortent de l’archéologie et sur la mission de Noé, nous n’avons aucun doute.
Par son milieu originel, sur son aire d’action et sur son époque nous sommes en pleine nuit. Il ne nous reste qu’à répéter la formule consacrée Allahu ’a’lamu (Dieu connaît mieux la réalité des choses).
Cela dit, il convient, au point de vue de la stricte théologie, de retenir que Noé est pour l’Islam un grand patriarche, un Prophète avertisseur et annonciateur que Dieu avait choisi comme témoin d’un anéantissement, comme instrument d’une survie et comme symbole d’un renouvellement chaque fois que nécessaire d’une humanité qui ne doit jamais cesser, par vocation, de véhiculer l’espérance.
Des soufis l’ont pris comme modèle de constance et d’ascèse. Les corporations musulmanes (sinf, kâr, hanta, hirfa) ont, dès leur naissance (IIIe/IXe s.) et leur organisation sous l’influence de l’hérésie Qarmate, dont le centre al-’Ahsa, n’était pas très loin d’Ur, choisi Noé parmi leurs grands maîtres. Dans leur initiation égalitaire (shadd), leurs structures socialo-mystiques, leurs constitutions (dustûr) et leurs coutumiers (futuwwa), elles se sont toujours réclamées de l’illustre Prophète qu’elles ont donné comme patron aux charpentiers.
Ajoutons pour finir que selon diverses sources religieuses, c’est à Noé que se rattache la notion d’alliance. On lit dans la Genèse : » Voici que je conclus une alliance avec vous et avec vos descendants, après vous et avec tous les êtres qui sont avec vous, toutes les bêtes sauvages « .
Ainsi, avec lui, l’alliance a le sens, non pas d’un privilège spécial qui ne concerne que le peuple juif, à l’exclusion de tous les autres, mais d’une relation de subordination de tous les êtres à leur Créateur.
Noé aurait vécu, selon des estimations absolument arbitraires, c’est-à-dire non fondées sur une base historique sûre, vers 2950 ans avant Jésus-Christ. Il mourut 350 ans après le déluge, à l’âge de 950 ans.
Nous donnons ces chiffres, uniquement pour satisfaire la curiosité du lecteur sur les datations bibliques qui non seulement ne présentent aucun intérêt historique, mais révèlent l’ignorance amusante des manipulateurs de l’Ancien Testament ainsi que celle des auteurs musulmans qui les ont à tort admis. Dans leur pieuse intention de donner un fond commun aux deux traditions, juive et musulmane, ils ont fait de larges emprunts aux sources israélites, non seulement sans aucun esprit critique, mais encore avec une prédilection marquée pour l’extraordinaire et le merveilleux. Les grandes autorités islamiques n’ont pas manqué de dénoncer un tel esprit et de rejeter en bloc de telles vraisemblances sous le nom d’isrâ’iliyyât.